En seulement quelques décennies d'existence, le jeu vidéo aura permis aux joueurs du monde entier d'incarner une incroyable variété de personnages, même si les statistiques penchent assez clairement en faveur du mâle caucasien armé d'une pétoire de service, prêt à dézinguer sans ménagement tout ce qui bouge. Alors, forcément, l'idée d'incarner un animal anthropomorphe épris de peinture risque de faire souffler un certain vent de légèreté et de fraîcheur qui n'est pas, sur le papier, pour nous déplaire.
Fruit de plusieurs années de réflexion visant à créer de toutes pièces un monde onirique, Eastshade est l'aboutissement d'un projet porté par Danny Weinbaum, un ancien artiste 3D habitué à bâtir des univers léchés pour quelques grosses productions du milieu comme inFAMOUS : Second Son.
C'est la vie man, le monde animal
Faisant suite à Leaving Lyndow, un préambule à bas prix destiné à introduire l'univers animalier et coloré du monde d'Eastshade, cette aventure à la première personne vous envoie bien malgré vous explorer une île éponyme sur fond de parcours mémoriel. Vous y incarnez en effet une bête tirant sur l'hominidé, partie sur les conseils de feu-sa mère vers ce bout de terre émergée qui aurait selon la génitrice des vertus inspirantes propices à la création. Et si Eastshade ne fait pas revenir l'être aimé, cette contrée fantasmagorique aura le mérite de vous pousser à peindre à peu près tout et parfois n'importe quoi, puisque telle semble être votre destinée.
Si le jeu prend la forme désormais bien connue d'un first person walker, les américains d'Eastshade Studios jouent donc la carte de l'originalité en vous offrant rapidement la possibilité de planter votre chevalet où bon vous semble, et de figer sur la toile la magnificence du paysage. Ça, ou un chat qui se nettoie directement l'orifice anale. C'est vous qui voyez. Mais comme rien n'est gratuit, même chez nos amis les bêtes, il vous faudra pour cela récolter les matériaux nécessaires, une chasse au trésor qui se transforme rapidement en jeu d'enfants au vu de l'hallucinante propension de vos congénères à laisser traîner des toiles par dizaines. Et à s'exprimer dans un français parfois approximatif, soit dit en passant.
Time is Monet
Rapidement remis de son accostage en forme de naufrage contrôlé, votre personnage va vite gagner le village de pêcheurs de Lyndow, au sein duquel de sympathiques chouettes, ours et autres daims maîtrisant aussi bien la bipédie que la parole vont vous confier une infinité de basses tâches à accomplir. Eastshade se structure en effet d'abord et avant tout par son journal de quêtes, qui va bien vite prendre la forme d'une encyclopédie en plusieurs tomes, dans la mesure où chaque quidam risque de vous demander un service alors que vous souhaitiez simplement obtenir un renseignement. Un peu comme dans la vraie vie, en somme.
Toutes les quêtes proposées dans la bourgade de Lyndow ne peuvent pas forcément être immédiatement résolues, et il vous faudra donc faire le tri entre elles grâce à un journal de bord plus que salvateur. Si la collecte d'objets des débuts se gère assez facilement, les tâches vont progressivement se complexifier pour devenir de véritables tiroirs sans fond, nécessitant de nombreux aller-retours. C'est que l'île d'Eastshade est vaste, et qu'il faudra remplir une certaine demande pour en obtenir la carte. Le joueur va ainsi rapidement se retrouver à errer dans la nature, en tentant de mener à bien l'une de ses nombreuses missions au petit bonheur la chance. Le pire, c'est que l'astuce fonctionne bien souvent : en ramassant tout ce qui traîne ou en allant tailler le bout de gras avec la faune environnante, on parvient souvent à remplir quelques objectifs, non sans débloquer au passage six demandes de plus.
Dans la vallée de Nara
Comme nous l'avons mentionné, la récolte d'items permet également de confectionner des toiles de maître en devenir, qui vous permettront de figer le décor pour votre bon plaisir, ou pour celui de vos congénères, étonnamment avides de peinture. Ce qui est tout aussi étonnant, c'est la propension d'Eastshade à instaurer un anthropomorphisme à deux vitesses : alors que vous tapez tranquillement la discute avec un ours farceur, une biche vous propose de faire un tour dans son chariot tiré par des boeufs tout ce qu'il y a de plus quadrupèdes. Étonnant. Ou surréaliste, c'est au choix. Cette galerie de personnages possède heureusement un background assez riche et cohérent si l'on prend la peine de ne pas zapper les kilomètres de textes à avaler pour avancer.
La résolution de quêtes vous ouvrira parfois la possibilité d'aborder un tout nouveau sujet de conversation, comme dans un Life is Strange ou un Monkey Island (en moins tordu, entendons-nous), quand elles ne seront pas récompensés par un nouvel item bien pratique. Une récolte de branchages destinés à réparer une clôture peut par exemple se transformer en une sombre affaire de recouvrement de dette, qui vous obligera à vadrouiller aux quatre coins de l'île. Ça tombe bien, car le crafting ne se limitera pas aux toiles : vous pourrez ainsi fabriquer un radeau pour franchir le fleuve coupant l'île en deux, ou revendre vos matériaux glanés ici et là sur la marche de la grand'ville et ainsi vous offrir une tyrolienne pour franchir de vastes étendues plus rapidement, ou un manteau permettant de déambuler dans le froid glacial de la nuit tombée. Quant au pelage...
Ci-gît Verny
Si l'expérience oblige à effecteur de (trop) nombreux aller-retours, elle offre en revanche de bien jolis environnements à parcourir. Laissant toute sa place à la nature, Eastshade propose de superbes points de vue, que ce soit en déambulant le long des côtes sablonneuses au coucher du soleil, ou dans des bois en pleine frondaison. Seule ombre au tableau, mais elle est de taille : le jeu pèche par sa technique, dépassée et toussotante. Les polygones composant ces jolis paysages sont pour la plupart taillés à la truelle, ce qui rend d'autant plus improbable les chutes libres vertigineuses que s'autorise bien souvent le frame rate. Fort heureusement, le jeu ignore le concept de mort et d'échec, sans quoi il eût sans doute été bien compliqué de progresser.
Mais si l'habillage semble baigner dans le jus de la génération précédente (au moins), la bande-son réserve de son côté de nombreuses et très belles surprises. Jouant à fond la carte de l'orientalisme (Eastshade, orient, vous l'avez ?), les musiques font la part belles aux envolées de flûtes et aux mélodies pentatoniques, et donnent parfois franchement envie de tout laisser tomber pour se poser en lisière de forêt regarder le soleil finir sa course céleste mais néanmoins saccadée, et kiffer, tout simplement. Alors on picorera Eastshade par petit bout, pour ne pas se lasser trop vite des incessantes demandes de la faune locale, et ainsi profiter d'une petite parenthèse enchantée, surtout lorsque l'on ferme les yeux.